La master class qu'a tenue le Professeur Bordwell a duré à peu près une heure et a exposé quelques-une des idées qu'il tient sur le cinéma de Hong Kong et qui ont été présentés à la fois dans son ouvrage Planet HK de même que sur son blog. Il a illustré son discours de diapositives et d'extraits de films. La présentation s'est tenue au Bar Reggie de l'Université Concordia dans lequel une petite estrade a été aménagée. Entre vingt et trente personnes ont assisté avec moi à la classe qui s'est tenue en anglais.
Ce que je relate ci-dessous est une extrapolation de mes souvenirs et des notes que j'ai prises il y a plus de 4 mois et demi, mais qui je l'espère seront quand même suffisamment complètes et cohérentes pour donner un aperçu des idées intéressantes avancées par Mr Bordwell.

Mr Bordwell a d'abord été exposé au cinéma de Hong Kong lors de la vague kung-fu des années 70, mais c'est durant les années 90 qu'il a commencé à vraiment si intéresser après avoir constaté l'engouement des films hongkongais auprès de ses propres étudiants. N'entretenant aucun préjugé vis à vis le cinéma du genre ou populaire, cela l'aura intrigué et il a rapidement cherché à décortiquer ce singulier cinéma.
Les grands traits
Pour décrire la magie particulière du cinéma hongkongais, Mr Bordwell a d'abord désigné quatre grand traits : la violence, les cascades virtuoses, les vedettes charismatiques et le « jaw droping factor » (terme alternatif plus prude que « WTF »); c'est à dire des retournements, des scènes d'action ou même des gags, si extravagants, ou si outrés selon les standards du cinéma occidental que le spectateur en à la bouche béante de surprise.
Le Professeur Bordwell a par la suite expliqué que le cinéma hongkongais aurait trouvé son succès dans sa manière de saisir et retenir viscéralement l'attention du spectateur. Il a retenu comme exemple le dénouement du film de Chang Cheh The New One Armed Swordsman (La Rage du Tigre) [spoilers] dans lequel le héros (qui s'était lui-même mutilé plus tôt dans le film), éventre le méchant, lui coupe le bras, épingle le bras tranché et envoie son adversaire dans le vide par-dessus la rampe d'une pont. [/spoilers]

Mr Bordwell a également décrit le cinéma hongkongais comme un cinéma totalement « kinétique » qui réussit à faire sentir chaque coup aux spectateurs dans un affrontement (expression empruntée à Yuen Woo-ping) ou encore lui donne l'impression de pouvoir tout faire.
Ce sont des impressions crées par les cascades et les scènes d'action en haute voltige bien-sûr, mais également par un style filmique des plus créatif : déjà vu dans les comédies burlesques du muet (Buster Keaton, Charlie Chaplin), le cinéma japonais et le cinéma soviétique des années 20.
La connection cinéma sovietique et opéra de Pékin
En fait, Mr Bordwell s'est particulièrement étendu sur l'exemple du cinéma Soviétique, celui développé dans les années 20 par Eisenstein (le Cuirassé Potempkine) Poudovkine (Tempête sur l'Asie) et Koulechov (découvreur de l'effet Koulechov) qui ont théorisé puis appliqué des pratiques inédites sur le montage (montage réflexe, montage des attractions) de même que le constructivisme visuel.
Mr Bordwell a également raconté que Eisenstein avait étudié les danses folkloriques asiatiques et c'est de là qu'il a tiré certaines de ses conceptions stylistiques pour le cinéma notamment l'emploi du mouvement expressif et l'alternance entre l'immobilité et le mouvement pour créer une forme de ponctuation visuelle accrocheuse.
Les cinéastes hongkongais n'ont pas eux-mêmes étudié le cinéma soviétique, mais ont redécouvert certaines de leurs approches en se basant sur leurs propres formes d'arts notamment l'opéra de Pékin, ce qui a fait que le principe du « mouvement expressif » et l'alternance pause/action sont profondément ancrés dans leur cinéma.
Pause/Action/pause
Le professeur Bordwell a ensuite cherché à expliquer et décrire ce qu'il appelle la technique du «pause/burst pattern » dans lequel des moments d'immobilité ponctuent des scènes d'action rapide, une pratique que les metteurs en scène de Hong Kong auront emprunté au cinéma de samouraïs japonais mais développé à leur manière. Cette forme de ponctuation crée un punch visuel particulier qui avec l'emploi conjugué d'un montage dynamique, de la chorégraphie martiale et l'emploi du zoom augmentait tant la rapidité de l'action que le rythme des scènes et l'expressivité des mouvements (tant de caméra que des acteurs). D'abord conçue pour les scènes d'action, cette pratique s'est également étendue à des moments dramatiques voire même comiques.
Le professeur Bordwell a alors montré des extraits de Return to the 36th Chamberpour illustrer la virtuosité de ces techniques. L'extrait de Return a duré 'environ 4 min. Une scène de combat prolongée où Gordon Liu fait face à des fiers à bras et qui montre de nombreux exemples de chorégraphie, de mouvements de caméra et de gestes expressifs employés pour dynamiser une séquence martiale. J'ai retenu les deux exemples qui bien que montrant juste de brèves escarmouches donnent quand même une idée du dynamisme visuel du ciné kung-fu made in HK.

1: Gordon Liu intercepte le poing du méchant et les deux se fixent du regard sans bouger.
2: Après une micro-seconde de pause, il y a une brève escarmouche rapide au cour de laquelle les adversaires changent de position dans le cadre. Les figurants en arrière-plan restent immobiles.
3: Gordon se désiste et prend une pose fixe alors que le fier à bras furibond prend une pose martiale.
4: Changement de plan : le fier à bras fige, les mains en prise de serre d'aigle, et il dit une ligne de dialogue.

1: Insert d'une prise où Gordon ligote les mains du fier à bras.
2: Rapide zoom-out montrant les adversaires en plan demi-ensemble.
3: Gordon se désiste et sort du cadre par la gauche, tandis que le fier à bras gesticule et s'enfonce un peu dans le plan en reculant sur la droite.
4: Le sortie de Gordon laisse un espace vide tandis que le fier à bras continue de gesticuler.
5: Le fier à bras se fige et jette un regard de surprise fort expressif.
Montage précisionniste
Une autre trait distinct propre au cinéma hongkongais est une approche du montage rapide et dynamique. D'abord employé pour rendre crédible des exploits physiques impossibles (tel le saut en apesanteur), le montage a été développé pour rythmer et présenter des scènes d'action de façon inédite.
Mr Bordwell a d'abord retenu l'exemple de King Hu dans le film Valiant Ones pour illustrer son propos. King Hu est un cinéaste qui dans les années 70 a poussé des exercices de montage vers une direction stylistique de plus en plus expérimentale voire même abstraite et qui auront été par la suite repris et adaptés par les cinéastes de Hong Kong.
Dans la scène montrée ci-dessous, un méchant attaque le chef des héros d'une dizaine de coups de pied volant en moins de 30 secondes et pas moins de trois dizaines de plans. Presque chaque assaut est construit en 3 étapes (élan, saut, impact) présentées dans une série de plans presque identiques, ce qui peut donner l'impression initiale que les assauts sont montrés en boucle répétitive. Toutefois, chaque assaut est monté de façon un tant soit peu différente donnant un rythme et un punch visuel percutant à la scène. La séquence ne présente qu'une partie de celle-ci et dure moins de 7 secondes.

Un autre cinéaste d'action hongkongais qui a particulièrement intéressé Mr Bordwell est Corey Yuen pour son emploi d'une forme de montage «précise » qui construit une scène d'action rythmiquement. Cette fois-ci, c'est une scène de fusillade tirée du final de Bodyguard from Beijing qui a été employée pour illustrer son propos.

Jet Li lance une lampe pour entrevoir des tireurs embusqués dans l'obscurité et les descendre.
La magie hongkongaise, une affaire de neurones?
Professeur Bordwell a par la suite théorisé que les techniques employées par le cinéma de Hong Kong ne faisaient pas juste créer des effets tape à l'œil éblouissant les spectateurs mais pouvaient peut-être même susciter des réactions subliminales dans le cerveau selon le principe des Neurones miroirs. Cela n'est que spéculations mais a suscité beaucoup d'intérêt de la part des spectateurs de la conférence.
Hollywood Vs Hong Kong
Si le cinéma d'action hongkongais a exercé une certaine influence sur le cinéma hollywoodien, celui-ci n'a jamais pu comprendre et reproduire leurs approches rythmiques et précisionnistes des scènes d'action ou l'emploi de mouvements expressifs comme le démontre par exemple les scènes éclaires de la série des Jason Bourne qui malgré toute leur vivacité dans le montage, manque de clarté.
En fait, selon Mr Bordwell, ces dernières années le cinéma hollywoodien/américain aura surtout privilégié une forme d'action filmique allant à l'opposé de celle pratiquée à Hong Kong : le « impressionistic blurry style » (le style embrouillé impressionniste). Dans ce type d'action, les affrontements sont le plus souvent filmés de très loin ou de très près, avec des cadres décentrés empêchant le spectateur de saisir l'action dans son ensemble, alors que les mouvements des belligérants sont montrés comme lourds, lents et maladroits. Tous ces artifices sont employés pour créer une impression de réalisme. Aux yeux de Mr Bordwell, pareille approche a la vertu aux yeux de ses pratiquants de créer une scène d'action aussi efficace qu'expéditive sans trop d'effort. Il a nommé le film Expendables II comme le dernier exemple de film faisant emploi de ce style.
Pire, ces dernières années, le cinéma hongkongais a semblé emprunter à l'approche « embrouillée » américaine pour les scènes d'action de ses propres films. Avec le cinéma de Hong Kong, en grande partie stagnant depuis le milieu des années 90, Johnnie To est selon Mr Bordwell l'un des rares à Hong Kong à faire un cinéma stylistiquement inventif et audacieux. En effet, ses polars conçoivent les scènes de fusillades comme des parties d'échec atmosphériques et stylisés qui reposent sur le bon vieux principe de pauses immobiles prolongés.

Selon Mr Bordwell, The Departed, le remake hollywwodien de Infernal Affairs, est un autre bon exemple du cinéma hollywoodien ne saisissant pas les finesses du langage stylistique du cinéma made in Hong Kong.
Mot de la fin
La classe du professeur s'est terminée sur ce sujet. Celle-ci n'aura couvert qu'une petite partie de l'idée développée par Mr Borwell sur le cinéma hongkongais. Pour plus de détails, le lecteur est invité, s'il peut lire l'anglais, à se procurer le livre Planet Hong-Kong ou consulter le blog de Mr Bordwell. |