Tout au long de The Blade, une jeune fille s'exprime en voix off. Elle joue le rôle de narratrice, elle présente les personnages au début du film, puis elle fait le récit des événements qui surviennent. Son discours se fait aussi parfois commentaire, elle analyse, donne son avis ou juge ce à quoi elle assiste. Le langage est-il dès lors apte à développer un point de vue capable d'organiser la réalité ?
Il est vrai que le langage est un moyen d'analyse, il permet de porter un regard critique sur le monde. La jeune fille se rend compte, lors du combat contre Fei Lung, du cycle vain de la violence. Néanmoins le langage est la plupart du temps confronté à ses limites dans le film. Dès le pré-générique le père de la jeune fille explique que les mots sont difficiles à définir. Il prend quelques exemples en montrant que le mot « commerce » ne se réduit pas à une simple transaction d'achat-vente. Mais l'expression la plus énigmatique est sans aucun doute « champ de l'emprise », une expression censée désigner ce qu'est le monde. A plusieurs reprise la jeune fille tente de la définir et parfois elle croit l'avoir comprise comme lorsqu'elle assiste à la cérémonie du sabre. Mais il lui suffit de loger dans une auberge pour que ses certitudes s'effondrent et que le « champ de l'emprise » prenne de nouvelles significations à ses yeux. C'est donc que le rapport du mot au monde n'est pas simple. Il ne suffit pas de désigner une réalité pour l'identifier. Le monde résiste au langage, il se dérobe aux mots. Sa complexité est telle qu'aucun des personnages de The Blade ne parvient à la formuler.
Au-delà du langage, c'est également la capacité de comprendre et de juger que le film remet en question. Au début du film, le père explique que les idées de bien et de mal sont relatives au point de vue de celui qui juge. A plusieurs reprise la capacité d'interprétation de la jeune fille est mise en échec. Dès le début du film, elle s'émerveille devant les reflets lumineux que projettent les sabres, des objets en réalité voués à la destruction. Plus tard, suite à la disparition de Dig On, elle parlera de lui comme s'il était mort. Dans ces conditions les paroles proférées n'ont plus une grande valeur. Elles traduisent de manière imparfaite, subjective et partielle un point de vue sur le monde.
L'incapacité du langage à décrire le réel avec justesse et la difficulté à formuler des jugements pertinents conduisent à discréditer toute tentative de mise en mots du monde. Nécessairement infidèle, celle-ci ne peut que trahir son objet en le transformant ou en le déformant. Pire, le langage devient un moyen de manipulation du réel en en créant une représentation mensongère. Cet état de fait est dénoncé lors du récit de la mort du père de Dig On. Les combattants prennent des poses ou effectuent des gestes mécaniques, cassant l'illusion réaliste. Le récit ne peut plus être perçu comme réaliste, mais comme le fruit de la mémoire de ceux qui le racontent. Dans la chanson qui célèbre la victoire de Dig On sur les brigands, la réalité barbare et brutale du combat est alors transfigurée par les mots en victoire héroïque. Idéalisation du réel par les mots à laquelle n'échappe pas la jeune fille à la fin du film, son récit se déconnectant de plus en plus de ce que doit être la réalité, ses deux amis semblant ne pas vieillir au fil du temps qui passe. Cette caractéristique du langage peut également servir comme une arme pour manipuler autrui. C'est le cas de Fei Lung, qui, grâce à sa réputation (il serait capable de voler) inspire la peur. Le langage pare le personnage d'une aura inquiétante et mystérieuse.
Non seulement la parole est source d'erreurs, mais en plus elle ne permet aucune action directe sur le monde. A plusieurs reprise la jeune fille voudrait réaliser ses désirs uniquement en les exprimant par les mots. Lorsqu'elle déclare que le combat entre ses deux champions va commencer, il ne se passe rien parce que ce ne sont que des mots, qui ne correspondent pas à la réalité de la situation. Dès lors elle ne peut que se répéter, radotage pathétique d'une jeune fille dont la seule action est de parler. Plus tard, lors de la cérémonie du sabre, elle désire tuer tout le monde. En se rendant compte qu'elle n'en est pas capable, elle met à jour le divorce qu'il y a entre les mots et l'action.
Même si la jeune fille s'impose comme la narratrice du film, son récit et ses jugements sont très largement remis en question. Simple observatrice, elle offre certes un point de vue sur l'histoire de Dig On, mais ce point de vue est limité par un langage difficile à manipuler. Sa vision reste partielle, ses jugements sont facilement erronés et elle n'est pas à l'abri de sombrer dans une idéalisation du monde. Le langage ne s'impose donc pas non plus comme le moyen efficace pour ressaisir la réalité.
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